10 décembre 2023, 8h29
"Une émotion pour les gouverner tous, et dans les ténèbres les lier..."
Nous sommes aujourd'hui le 10 décembre 2023, 8h29. Le soleil se lève à l'Est...
La semaine dernière, dans le cadre d'un séminaire de communication interpersonnelle, nous avons parlé d'émotions... Selon la représentation classique, celles-ci sont de plusieurs types : peur, tristesse, colère, joie... Et peuvent provoquer différentes réactions : fuite, combat, paralysie...
Ne pas en avoir conscience nous expose évidemment à générer diverses incompréhensions, malentendus, voir conflits, dans nos relations interpersonnelles. Pour autant, n'en avoir que trop conscience, me semble-t-il, paradoxalement, ne nous immunise nullement...
Le problème de ce système de représentation est qu'il conduit quasi invariablement, et inévitablement, à "croire", conformément à notre héritage culturel occidental dit "judéo-chrétien" qui veut que nous soyons l'assemblage d'une âme provisoirement incarnée dans un corps, qu'il est de notre responsabilité d'arbitrer sans trêve et sans faiblesse entre deux organes : le cœur, siège des émotions, et le cerveau, siège de la raison.
Ce ne serait qu'un demi mal si ce n'était accompagné de l'établissement d'une hiérarchie : l'émotion étant triviale, faiblesse, de l'ordre du sensible (pour ne pas dire de la sensiblerie), ou encore, de notre instinct animal incontrôlé, irréfléchi... La raison ayant, par contre, la noblesse de l'esprit, nous éloigne du "primaire" pour nous hisser au niveau du "savoir" (c'est-à-dire du "divin")... Hiérarchie qui implique injonctions : "Ne te laisse donc pas diriger par tes émotions !" ; "Utilise un peu plus ton cerveau plutôt que de t'embarquer systématiquement dans des entreprises irrationnelles !" ; et aussi : "Bon et bête ça commence par la même lettre !" ; "Et n'essaye surtout pas de me faire du chantage émotionnel !"... etc... etc...
N'y aurait-il pas quelque chose de paradoxal, d'hypocrite peut-être, voir de malsain, dans ces injonctions venant d'un système culturel dont le modèle, lorsqu'il s'agit de gouvernance, utilise systématiquement ce recours à l'affectif et à l’émotionnel pour asseoir son "autorité" (qui est en fait absence d'autorité, si elle doit avoir recours à un tel stratagème). Les considérables développements de l’ingénierie sociale ces dernière années, au-delà des techniques de "communications" toujours plus performantes, exploitent sans répit cette "faiblesse" de notre "nature humaine".
Mais est-ce réellement une faiblesse ? N'avons-nous pas plutôt construit un modèle qui en fait une faiblesse ? Et de quoi s'agit-il exactement ?
Nous en avons tous fait l'expérience, l'émotion est une chose qui nous submerge, qui, quelle que soit la volonté que nous lui opposions, nous envahi... Prétendre que ce serait "faire preuve d'intelligence" que de rationaliser les choses, "faire taire" ce débordement, est-ce bien "intelligent" ? N'est-ce pas précisément cette expérience, ce choc, cette vague, surgissant de la rencontre de notre individualité avec le monde extérieur, qui nous constitue en tant qu'être humain ? Vouloir à tout prix la "faire taire", ne serait-ce pas nous condamner à rester en deçà de ce que nous pourrions (devrions) être ?... Il s'agit d'énergie, nous le savons tous, et il est bien compréhensible d'en être parfois effrayés. D'autant que notre culture ne nous a pas préparés à "entrer dans la danse"...
Et, à propos d'énergie, lorsque je parlais d'un système de gouvernance ayant quasi systématiquement recours à l'émotionnel, de quelle émotion s'agit-il dans ce cas ? Si je prends mon modèle alternatif de considérer les émotions comme ce qui surgit du choc de la rencontre avec le réel dans lequel mon existence m’inscrit... Il me faut considérer qu'il s'agirait, dans ce cas particulier, d'émotions "construites"... Mais alors... De quel genre d'émotions ?
Si l'on s'en réfère à la typologie classique des "réactions" : fuite, combat ou paralysie ; dans le cadre d'un système de gouvernance, l'objectif ne peut être que de provoquer la paralysie. Fuite ou combat étant trop incontrôlables et souvent salutaires, elle ne peuvent être souhaitées de manière générale (à l'exception de circonstances bien spécifiques). Y aurait-il donc un type d'émotion particulière susceptible d'être préférentiellement paralysante ? Aucune des quatre classiquement mentionnées et reprises ci-dessus, me semble-t-il. Elles mettent en œuvre une énergie trop forte, aux conséquences trop imprévisibles... Mais il y en a d'autre. Et tout particulièrement celle engendrée par tout ces sous-produits culturels se terminant par "-phobe"... L'angoisse me semble peut-être le terme le mieux approprié pour la nommer...
Elle ressemble à de la peur, mais la peur, elle, provoque un flux d'adrénaline, qui vous donne des ailes pour fuir quels que soient les obstacles (on a vu ainsi des personnes ordinaires réaliser des exploits sportifs étonnants), ou vous transforme en David défiant et terrassant Goliath... Rien de cela ici. Car contrairement à la traduction littérale, si vous êtes xénophobe vous n'avez pas "peur" des étrangers, si vous êtes homophobe vous n'avez pas "peur" des homosexuel(le)s... Vous n'avez pas peur, "Vous êtes juste très con" disait un humoriste, ou, plus respectueusement, vous avez juste, pour une raison qui vous est propre, et qui peut être facilement construite/induite (et, malheureusement, difficilement déconstruite), quelque chose de l'ordre de l'angoisse, une sorte d'émotion sourde...
Elle ressemble aussi, par certains aspects à de la tristesse, matinée de colère, mais pas la tristesse qui vous terrasse ou vous fait hurler de rage ! Une tristesse latente, dépressive en quelque sorte... Celle, probablement, dont parle Gilles Deleuze quand il dit "Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu'il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu'elle n'abandonne pas. La joie en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais."
Sorte d'émotion sourde, qui vous garde englué dans les basses énergies... à moins qu'on ne vous pousse...
* * *
À part ça... Nous avons aussi parlé d'intelligence collective... Ou plutôt de l'instrumentalisation du concept d'intelligence collective, de son assimilation et instrumentalisation (de manière similaire à celle, de longue date, de la "méditation de pleine conscience" par exemple... Mais c'est un autre sujet).
Cela m'a été rappelé à l'esprit par un article de presse qui parlait du récent méa culpa du réalisateur du film "Love actually" qui aurait affirmé regretter "certains propos" mis dans la bouche de ses acteurs... Le journaliste en souligne l'aspect qu'il confirme "regrettable" tout en s'étonnant que ce film soit "pourtant" un film "culte"... Je ne discuterais pas ici de cette "mise en conformité" du dit réalisateur avec une doxa, qui n'avait pas encore cours, ou beaucoup moins, à l'époque, et qui semble bien incontournable si vous désirez travailler à Hollywood aujourd'hui... C'est l'étonnement du journaliste par rapport au fait que ce soit "pourtant" un film culte, qui a retenu mon attention.
Qu'est-ce qui fait qu'un film devienne un film "culte" ? Visiblement aucune doxa, aucune critique, ni aucun box-office...
Ne pourrait-on, dès lors, y voir quelque chose de l'ordre de l'intelligence collective ? Quelque chose qui semblerait... Incontrôlable ?...
Bon, d'accord, j'avoue que je n'en sais rien (ce dont je me satisfait fort bien)... Mais que ça me plairait bien...
* * *
Ah oui... J'ai failli oublier... Les émotions peuvent provoquer diverses réactions, classiquement fuite, combat ou paralysie... Mais elle provoquent aussi, préférentiellement, quelque chose d'une autre dimension, que l'on recouvre sous l’appellation : Art !